Pratiquer le Qi Gong comme un chemin de connaissance nécessite de développer une nouvelle qualité d’attention, tournée sur nos dynamiques corporelles internes. Nous découvrons alors notre corps d’habitudes, aux possibilités très restreintes, et laissons émerger de nouveaux chemins qui libèrent les espaces intérieurs et nous relient de façon plus vivante au Tao.
Dans cet article nous proposons une exploration des étapes de ce processus.
Le Qi Gong est connu comme une pratique de santé et de bien être. L’expérience montre effectivement qu’une pratique régulière favorise une meilleure circulation de l’énergie et améliore notablement certains symptômes physiques et psychiques. En tant que pratique de santé, le Qi Gong est utilisé comme un outil, on pourrait dire comme un remède que l’on s’applique. Les mouvements de Qi Gong, élaborés à partir d’une compréhension profonde des lois de l’énergie dans l’humain en relation avec l’univers, sont de fait extrêmement puissants (et peuvent être l’objet d’une certaine fascination de la part des pratiquants).
Mais le Qi Gong peut aussi être pratiqué comme un véritable chemin de connaissance et de transformation. Pour cela, le pratiquant devra porter son attention non seulement sur les mouvements et postures de Qi Gong, mais aussi sur lui-même, c’est-à-dire sur sa façon de pratiquer, sur sa dynamique corporelle interne. En effet, un chemin de connaissance et de transformation passe nécessairement par la rencontre avec soi-même, avec des dynamiques internes, ses identifications, ses résistances, etc.
L’objet de cet article est d’aborder la pratique du Qi Gong comme chemin de connaissances et de transformation.
Les deux piliers de la transformation intérieure
Pour permettre au pratiquant de parcourir le chemin vers une véritable transformation intérieure, les traditions spirituelles s’appuient pour la plupart sur deux piliers. Le premier pilier est celui qui cultive le lien direct avec « plus vaste que soi ».
Chaque tradition a ses propres termes pour nommer ce « plus vaste que soi » : le Divin, le Tao, le Tout, le Vide Central, le Grand Processus d’Evolution universelle, le Grand Esprit, le Mystère, ou encore, à un autre niveau, Maner Manush (l’Homme du Coeur de la tradition baule), le Bien-Aimé… Chaque tradition a sa terminologie pour nommer… l’Innommable (« le Tao qui peut être nommé n’est pas le Tao » dit Lao Tseu dans le Tao Te King). Cet Innommable que pourtant nous portons et ressentons au plus profond de nous-même et dont nous nous languissons tellement du doux embrassement.
Certaines traditions utilisent pour cela la prière, d’autre le chant, la danse, la musique, la méditation, l’étude de textes sacrés, etc. Dans la tradition taoïste, il nous est offert ce merveilleux outil qu’est le Qi Gong, dans ses gestes et postures, ses respirations, ses sons, ses visualisations, ses intentions et attentions internes et externes.
Imaginez que vous êtes debout, pieds joints, les bras le long du corps, Vos pieds sont profondément enracinés dans la terre tandis que le sommet de votre tête est ouvert et étiré vers le ciel. Vos yeux sont mis-clos, votre attention se tourne vers l’intérieur du corps, ressentant plus qu’elle ne voit. Vous êtes conscient de la respiration de l’air et du Qi, qui unissent l’espace intérieur et l’espace extérieur. Puis vous écartez le pied droit et laissez les bras monter et redescendre devant vous au rythme de la respiration, dans un mouvement à la fois relié et détendu…
Si le Qi Gong est dans votre champ d’affinité, vous avez certainement fait l’expérience qu’une posture et un mouvement aussi simple, associés à un minimum d’attention au corps, vous amènent à une qualité de présence et de lien, tant en vous-même qu’avec l’environnement, tout à fait nourrissante et bienfaitrice. Car les pratiques de Qi Gong prennent leur source dans la connaissance intime de ce qui anime l’univers (le macrocosme) et l’être humain, microcosme à l’image exacte du macrocosme, ainsi que le dit la tradition taoïste. Ils sont l’expression des mouvements de l’énergie, depuis la Source jusqu’à la très grande diversité des « Dix-Mille Etres ». Ainsi, le Qi Gong a ce pouvoir et cette magie de nous faire goûter aux parfums du Tao à travers des pratiques corporelles simples.
Mais le chemin de transformation intérieure nécessite de s’appuyer sur un second pilier : celui de la connaissance de soi, c’est-à-dire la rencontre en soi avec tout ce qui fait obstacle au déploiement juste de l’énergie et de la conscience. Nous ne pratiquons pas le Qi Gong de façon neutre et objective. Nous le pratiquons avec un corps et un mental qui ont une histoire, qui ont développé des stratégie de protection, des résistances à la transformation, des représentations de nous-même et du monde autour de nous, de notre corps… Tout un ensemble de dynamiques internes pour la plupart inconscientes, tant psychiques que physiques.
L’une des caractéristiques fondatrices de ces dynamiques est de se vivre comme séparé du processus global, de ce « plus vaste que soi », d’essayer de mener sa vie au quotidien, dans les moindres actions, postures, respirations etc. avec notre seule volonté. Certaines traditions appellent cela la stratégie de survie.
C’est d’abord avec ce corps, dont la dynamique est basée sur cet état de séparation et le besoin inhérent de contrôle qui s’y rattache, que nous pratiquons le Qi Gong.
Dans certaines écoles spirituelles, ce second pilier est un sujet majeur d’études et de pratiques. C’est le cas notamment de l’enseignement de G.I. Gurdjieff, qui a appelé cela le Travail. En France, différents maîtres ont beaucoup entraîné leurs élèves en ce sens, parmi lesquels on peut citer Lee Lozowick, Arnaud Desjardins, Yvan Amar. Je pratique moi-même dans le cadre de l’enseignement de lee Lozowick et m’appuie particulièrement sur les ouvrages de l’auteur américain Red Hawk, élève de L. Lozowick : L’observation de soi (éd. Hohm Press) et Self-Remembering (éd. Hohm Press).
Dans la tradition taoïste, cet aspect est beaucoup plus caché, abordé de manière beaucoup moins directe, expérimenté dans le silence et la répétition de la pratique quotidienne. A tel point qu’il est souvent ignoré des écoles de Qi Gong en Occident. Mon expérience d’élève aussi bien que d’enseignant me montre pourtant qu’il est crucial de mettre autant notre attention sur comment je pratique que sur le mouvement / la posture que je pratique. Maître Wu Zhongxian dit souvent que l’enseignement secret du Qi Gong est de « regarder à l’intérieur, observer en soi ». Pas une nouvelle posture, mais attention tournée vers l’intérieur.
Entrer en harmonie avec le Cosmos
Selon la tradition taoïste, le Qi Gong a pour objectif de transformer notre corps-esprit de façon à ce qu’il soit en harmonie avec le cosmos. Dit autrement, chaque être humain est un point, une singularité, dans un champ continu d’énergie, et entrer en harmonie avec le cosmos veut dire faire en sorte que cette singularité que nous sommes soit effectivement partie intégrante du champ d’énergie global, sans séparation ni discontinuité, et qu’elle réponde aux lois de ce champs, qu’elle s’y abandonne pleinement et se laisse transformer par elles… Pas si simple que d’atteindre cette harmonie ! Cela veut dire rencontrer concrètement dans notre corps ce qui empêche ou obstrue le lien au continuum d’énergie, ce qui crée et entretient l’état de séparation dans lequel nous vivons et dans lequel vit notre corps.
En d’autres termes, pour qu’une relation harmonieuse se développe avec le cosmos, il nous faut entrer en relation avec nous-même.
Dans la tradition chinoise (et pas seulement, également dans la physique moderne par exemple) nous avons coutume de dire que tout est énergie. La vie est mouvement, la vie est énergie. Mais on peut aussi dire que la vie est relation. L’énergie ne peut se déployer (ni même exister sur le plan humain) que s’il y a relation, la relation fondamentale étant dans la tradition chinoise, la relation Ciel-Terre. Par exemple, dans le système des 5 Éléments, chaque Élément n’est pas un état mais un mouvement, ou une fonction de transformation, qui n’existe que par ses liens avec les autres Éléments. C’est le lien, la relation qui fait que l’énergie est présente et se transforme.
Rencontrer les obstacles et obstructions dans notre corps ne peut se faire que parce que nous entrons en relation avec notre corps. Ce dernier a pris l’habitude de fonctionner dans un état de séparation, c’est-à-dire soit dans une absence de relation (j’ignore mon corps, je veux juste qu’il fonctionne), soit selon une relation basé sur le contrôle. La relation qu’il nous faudra construire est une relation d’écoute : prêter attention pour écouter/percevoir ce que vit et fait notre corps.
Et pour cela il nous faut intégrer les deux piliers de la pratique, c’est-à-dire une attention tournée à la fois vers l’extérieur ( le mouvement que je pratique) et vers l’intérieur (avec quelle dynamique corporelle je le pratique). C’est cela qui va véritablement contribuer au processus de connaissance et de transformation auquel nous invite le Qi Gong.
Dans la structuration de notre mental au fil de notre vie, nous avons appris à chercher des solutions (à nos maux, à nos problèmes) à l’extérieur de nous-même. Notre mental est ainsi fait. Et nous aurons naturellement tendance à utiliser le Qi Gong de la même façon : comme un « remède » capable de guérir nos maux, une méthode, une solution à certains de nos problèmes.
Notre dynamique psychique ordinaire est orientée vers le contrôle : je veux contrôler mon corps pour le transformer, le rendre plus efficace, moins souffrant, etc. Comme dit précédemment, ceci fonctionne jusqu’à un certain point : la pratique en elle-même peut réellement modifier notre énergie et soigner certains de nos symptômes. Mais à la source de notre souffrance, et qui aiguise notre soif, il y a cet état de séparation qui a généré l’impossibilité de rentrer dans une relation d’écoute de nous-même. Pas une relation de contrôle et plus de performances, mais une relation d’écoute bienveillante. C’est pourtant cela qui peut amener à la transformation profonde vers l’Union, celle que notre coeur appelle. Le Qi Gong seul sera impuissant à satisfaire ce désir. Il nous faudra être présent, pas seulement au Qi Gong mais aussi à nous-même. Il nous faudra développer et cultiver l’attention au corps, toujours plus finement.
Dans la première partie de cet article, nous avons considéré le Qi Gong comme chemin de connaissance et de transformation, le déplacement intérieur que cela implique. Dans cette seconde partie, nous allons examiner comment cela s’exprime concrètement dans la pratique.
Progresser dans la pratique : les trois cercles
Dans la progression de notre pratique, nous pouvons distinguer trois grandes étapes, qui sont comme trois cercles concentriques, organisés autour d’un centre ouvert, sans limite, qu’on peut nommer le Tao.
Le premier cercle est celui de la pratique ordinaire du Qi Gong : Il s’agit d’apprendre une forme et de la pratiquer dans une certaine détente globale. L’attention est essentiellement focalisée sur la forme elle-même et est de fait relativement extérieure : je regarde la forme pratiquée par l’enseignant et je reproduis ce que je vois, en y intégrant éventuellement des consignes orales.
En faisant cela nous entraînons la fonction de l’attention, ce qui peut demander un très gros effort. Comment se positionnent et se coordonnent mes pieds, mes mains, mon centre, ma respiration… Je n’ai pas l’habitude de ces mouvements, cela me demande une grande attention, une grande présence. Je renforce ainsi le « muscle de l’attention », répétant les mouvements encore et encore avec toujours plus de précision dans leur manifestation extérieure, tout en détendant le corps. Cette détente, même si elle reste globale, est salvatrice : enfin nous pouvons nous détendre, cesser de lutter !
Dans ce premier cercle, la transformation de l’énergie vient du mouvement lui-même: ce dernier amène le yang nécessaire à mobiliser les stagnation, à créer des lignes de tension justes, à réveiller des zones endormies…
Dans la répétition du mouvement, le corps est nourri, éveillé, amené vers davantage de cohérence, de possibilités, d’espaces internes qui s’ouvrent. Une transformation se produit du fait même que nous répétons le mouvement en prenant soin de le faire avec le plus de précision possible. Nous prenons soin, nous prêtons attention au mouvement et à notre corps qui le réalise. En retour, le mouvement nous offre les parfums de la Source, de quelque chose de fondamentalement bienveillant, accueillant, unifiant, auquel nous pouvons nous abandonner. Nous pouvons goûter à la sensation d’être « accueilli » par le mouvement (ou l’énergie qu’il porte) de façon inconditionnelle, tel que nous sommes, comme dans les bras d’une mère. Si nous avons persévéré dans la pratique du Qi Gong, c’est très probablement que nous avons fait cette expérience d’être accueilli inconditionnellement par plus vaste que soi.
Mais à ce stade-là, notre mental peut nous jouer des tours : nous pouvons avoir tendance à penser que c’est le mouvement lui-même qui détient le pouvoir de cette expérience. Nous pouvons alors remettre notre propre pouvoir au mouvement et à toute la science qui s’y rapporte (la tradition taoïste décrit avec tellement de richesse les dynamiques de la manifestation dans sa relation avec la Source). Nous pouvons partir en quête d’autres mouvements, de pratiques plus secrètes qui détiennent le pouvoir de nous libérer davantage. Mais faut-il plus de pratique ou une transformation de notre pratique ?
Ce que souvent nous ignorons, c’est que dans le premier cercle de pratique, nous effectuons les mouvements dans une relative inconscience de nous-même : nous utilisons un corps inconscient de lui-même, inconscient de ses dynamiques internes, et nous ignorons cela, comme un dormeur est généralement inconscient qu’il dort.
L’approfondissement du premier cercle, si nous prêtons attention, va nous montrer des blocages dans notre corps, des difficultés à positionner correctement une main ou un pied, à faire certaines coordinations. Ou bien nous allons constater (souvent avec l’aide de l’enseignant) que nous ignorons systématiquement telle ou telle indication, etc. En d’autres termes nous voyons que notre corps a sa propre dynamique (on pourrait dire : mène sa propre vie), en décalage avec le mouvement. Il suffit de regarder un cours de Qi Gong pour voir qu’il y a parfois autant de mouvements différents que d’élèves ! Et ce n’est pas une question de mauvaise volonté. Cela résulte d’une véritable séparation entre notre esprit et notre corps, chacun ayant une vie autonome. Encore une fois, nous ignorons cela, même si nous avons une idée intellectuellement.
Deuxième cercle : travailler avec le corps d’habitudes
Une fois le corps et l’attention entrainés à pratiquer le mouvement, une fois l’énergie du corps dynamisée et clarifiée par cette pratique, l’attention est suffisamment développée pour pénétrer dans le deuxième cercle de pratique, dont le propos est de percevoir les dynamiques internes et chercher de nouvelles dynamiques.
Dans le deuxième cercle, ce n’est plus le mouvement seul qui opère les transformations : celles-ci peuvent se faire parce que nous allons observer comment nous utilisons notre corps pour réaliser le mouvement. C’est un véritable changement car cela nécessite de tourner notre attention vers l’intérieur de notre corps d’une façon inhabituelle. Nous ne pouvons pas réaliser cette étape de transformation sans réellement pénétrer dans notre monde intérieur. Or notre stratégie psychique de survie, basée sur l’état de séparation, nous a habitué à vivre sans cette relation d’attention au corps.
Pour voir et transformer la dynamique interne de notre corps, le Qi Gong s’appuie sur les « principes internes », qui sont des consignes permettant d’organiser le corps de façon plus juste vis-à-vis des lois de l’énergie. Voici quelques exemples : maintenir l’énergie au sommet du crâne, déposer le sternum, ouvrir les clavicules, les omoplates descendent vers le bassin, pas de poids sur les lombes, fondre les kuas (passage autour de l’aine)…
Ces différents principes visent à libérer les lignes de tensions nécessaires au déploiement de l’énergie, à placer le corps-esprit dans une dynamique juste entre ciel et terre. Prenons l’image d’un arc : la pratique va nous amener à déterrer l’arc (« invisible » et inutilisable car enfoui sous nos stagnations), le positionner et le corder (connecter et aligner les différentes parties du corps), puis le bander pour décocher la flèche (trouver le moteur de l’énergie, ainsi que le lien entre le centre et la périphérie).
Les différentes écoles ne nomment pas toujours les mêmes principes internes (certains peuvent même paraître contradictoires) car elles n’utilisent pas forcément le même chemin. Tous ces chemins menant néanmoins au même endroit. Le propos ici n’est pas de discuter de la validité de telle consigne, ni même de la décortiquer pour mieux la comprendre. Cela se fait de vive voix, par transmission directe, car cela demande une grande sensibilité et une grande précision de la part de l’enseignant.
Le principe interne est valable pour tout le monde mais la façon de le mettre en œuvre est propre à chacun, selon sa dynamique interne, et requiert des consignes spécifiques. J’ai eu la chance de travailler avec Thierry Bae, qui a développé l’art de faire sentir ces principes internes par des exercices adaptés à chacun dans sa problématique spécifique.
Les principes internes ont deux grandes vertus. La première est de construire un corps plus en harmonie avec les lois de l’énergie ; la seconde est que leur mise en œuvre sollicite une qualité d’attention tout à fait nouvelle, en lien avec une qualité de relation à soi-même qui nous fait sortir du mode automatique de contrôle. Cette seconde vertu est tout aussi importante que la première sur notre chemin vers un état d’union.
Les principes internes vont ainsi révéler nos dynamiques corporelles inconscientes : je découvre que mon corps a sa propre dynamique et que cette dynamique m’empêche de mettre en œuvre les principes internes. Cette dynamique ( ou cet ensemble de dynamique) est ce que l’on nomme le « corps d’habitudes ».
Le corps d’habitudes est en miroir exact de ma dynamique psychologique de survie, en relation avec l’état de séparation mentionné précédemment. La dynamique du corps d’habitude est basée sur cet état de séparation.
Aller vers l’état d’union que nous recherchons va donc nécessiter de prendre conscience et de transformer le corps d’habitudes, ou, comme il est souvent dit, de « construire un autre corps ».
Lorsque nous tentons de mettre en œuvre les principes internes, la première chose que nous découvrons est que le corps d’habitudes est un système automatique et inconscient, et qu’il nous faut fournir un gros effort d’attention pour percevoir son fonctionnement sur telle ou telle partie du corps. Une attention d’une qualité nouvelle.
Nous découvrons ensuite que ce corps d’habitudes à deux autres caractéristiques :
- d’une part il est fragmenté, c’est à dire qu’il y a très peu de lien de continuité entre les différentes parties du corps ;
- d’autre part il est constitué d’une myriade de micro-crispations, de saisies, de « tenir », qui créent des blocages de l’énergie, des empêchements à la respiration des tissus, au développement des espaces internes et des liens dans le corps.
Le corps d’habitudes est ainsi automatique, inconscient, fragmenté dans la saisie. Un corps en harmonie avec le cosmos a besoin d’être en lui-même relié et libre de ces crispations.
Il faut du temps pour découvrir en soi-même ce que nécessite de lâchers et de tensions justes la mise en œuvre d’un principe interne. Cela va bien souvent à l’encontre de ce que je peux appeler mon « intuition », mais qui sont en fait mes habitudes corporelles, mes représentations mentales de ce que je peux ou dois faire pour tenir debout et agir (en l’occurence, faire un mouvement de Qi Gong). Le principe interne crée d’abord une sorte de conflit en moi : je tente d’imposer le principe interne et mon corps n’est pas d’accord. C’est ce que j’appelle pratiquer « de l’extérieur ». Et petit à petit j’apprends à écouter le corps, à écouter la dynamique du corps révélée par la proposition du principe interne. Je commence alors vraiment pratiquer « de l’intérieur » : le principe interne sert de révélateur à la dynamique du corps d’habitudes parce que j’ECOUTE le corps. Je propose la consigne du principe interne ET j’écoute ce que dit mon corps face à cette sollicitation. Qu’est-ce que l’écoute dans ce cas ? La perception d’un élément du corps dans son environnement. Par exemple ma hanche dans son lien avec la jambe, le bassin, les lombes, le sternum etc. L’écoute va spontanément amener à notre conscience des liens possibles (par exemple une ligne spécifique entre le périnée et l’articulation de la hanche), liens qui sont plus ou moins endormis ou bloqués, et de ce fait ne coopèrent pas à la dynamique globale de mon corps (mon système est fragmenté). Et l’écoute de ces liens devenus conscients, va petit à petit les amener à devenir fonctionnels, c’est-à-dire à participer à la dynamique tissulaire et énergétique du corps, beaucoup plus en harmonie avec le Tao.
Une relation tout à fait nouvelle à mon corps se crée alors, très intime, faite de vulnérabilité. Et c’est par cette vulnérabilité, par l’écoute, que mon énergie va se transformer, que le lien de mon microcosme au macrocosme va se raffiner.
Petit à petit mon corps intègre les principes internes et modifie sa dynamique. Je fais l’expérience de beaucoup plus de circulation d’énergie, d’espace interne, de puissance. Dans le même temps mon attention apprend concrètement ce que veut dire que se tourner vers l’intérieur du corps. Cet aspect est tout aussi important sur le chemin de connaissance.
Troisième cercle : lâcher pour s’abandonner au Tao
Chemin faisant, il devient de plus en plus évident que pour que les lignes de tensions justes se déploient dans le corps (au niveau tissulaire, on peut relier ces lignes au système des fascias, qui prend la forme d’un très fin réseau tridimensionnel fonctionnant naturellement en tension, très bien décrit par T.W. Myers dans Anatomy Trains, éd. Elsevier), pour que la « défragmentation » du corps s’opère, il nous faut lâcher les micro-crispations qui forment comme un continuum dans le corps. Il devient aussi de plus en plus évident que dans ma dynamique corporelle habituelle, je suis impuissant à lâcher ces micro-crispations, que quelque chose d’autre doit s’ouvrir.
C’est l’objet du troisième cercle de pratique.
Le corps, porteur de ma stratégie psychologique de survie, en relation avec l’état de séparation, a intégré une dynamique tissulaire consistant à tenir pour contrôler.
Ce « tenir », cette saisie (dans le Zen notamment, on va parler de la saisie du mental : la saisie d’idées, de sensations, d’émotions, etc.) est l’obstacle majeur à la respiration du corps, à la libération des espaces internes, au rétablissement des liens dans le corps et avec le macrocosme.
Il va nous falloir lâcher. Pas une détente globale comme dans le premier cercle. Non, un lâcher beaucoup plus précis de saisies révélées par les principes internes. Lâcher sans effondrer. Lâcher pour laisser émerger les tensions justes du corps. C’est le lâcher (yin) qui devient source de la manifestation de la tension juste (yang) permettant de mobiliser l’énergie.
Lâcher c’est : ne-pas-tenir. Ne-pas-tenir c’est ne-pas-faire. Mon mental sait « faire », mais il ne sait pas « ne pas faire ». Il n’est simplement pas programmé pour ça, ce n’est pas sa fonction.
Dans le troisième cercle, je découvre que mon action doit consister à « lâcher », c’est-à-dire cesser de faire. Mon système corporel inconscient est programmé pour le « faire » (tenir, contrôler). A ce niveau de pratiquer, je découvre que je dois passer d’un niveau d’action inconsciente, donc passive (je saisie et contrôle de façon automatique, c’est mon système de survie) à un niveau activement passif (je mets toute mon attention, ma conscience, à lâcher, à cesser de saisir, à cesser de faire).
Cet état activement passif m’ouvre à une tout autre dimension de moi-même et de ma relation avec le macrocosme. Je découvre enfin, très intimement, la possibilité de m’abandonner à « plus vaste que moi » sans avoir besoin de savoir ce qu’est ce « plus vaste » ou de le maîtriser.
Je contacte ainsi quelque chose de l’ordre de l’Être. C’est par mon Être que j’entre réellement en relation et en harmonie avec le Tao. A chaque lâcher, la dynamique de mon corps se met davantage en harmonie avec le cosmos.
Mais le réseau des saisies dans le corps est infini et son activité ne cesse jamais. Il nous faut donc à chaque instant, à chaque respiration, renouveler notre attention à ce corps d’habitudes et à sa dynamique de saisie, et à chaque instant, à chaque respiration, lâcher et encore lâcher, de façon active. C’est précisément cette action de vigilance et de lâcher qui nous maintient profondément en vie, dans une relation avec ce Tout qui ne cesse d’évoluer, de s’enrichir, de nous nourrir et de nous transformer.
Revenons au départ…
Nous avons décrit la pratique du Qi Gong selon 3 étapes, 3 cercles concentriques, avec au centre un espace ouvert et sans fin, celui du Tao. Ces cercles n’ont pas pour vocation de figer la pratique dans des catégories rigides, mais simplement de guider le pratiquant dans un processus qui lui aussi est ouvert, sans limite.
Qui plus est, le chemin ne se fait pas de manière linéaire : le premier cercle, puis le deuxième, puis le troisième. Les trois cercles cohabitent en permanence. Simplement, le deuxième ne pourra pas exister de façon fiable si le premier n’est pas solide, ni le troisième sans le deuxième. Le premier cercle, celui de l’apprentissage du mouvement, crée un cadre et des repères clairs au sein desquels nous allons pouvoir explorer notre dynamique interne.
Cette dernière crée à son tour un cadre au sein duquel nous pourrons lâcher, cesser de tenir.
Toutefois, un débutant peut être appelé à explorer les trois cercles en se focalisant sur un aspect particulier, tandis qu’un pratiquant avancé devra sans arrêt réaffirmer le premier et le deuxième cercles pour donner un sens au lâcher et que celui-ci soit réellement un abandon au Tao.
Quelle que soit notre expérience de pratique, et au-delà de toute notion de performance, il s’agit de pratiquer avec le délicat équilibre yin-yang de l’intérieur et de l’extérieur, du lâcher et du tenir, …
Permettez-moi de clore ce texte par ces versets du Tao Te King (ch. 26)
Connaître le mâle
Préserver la femelle
Être ainsi le ravin du monde.
Qui est le ravin du monde
La vertu constante ne le quitte point
Et il retrouve l’innocence de l’enfant.
Cet article de Pierre Kalifa est issu des numéros de février et mai 2024 du magazine MTC MAG.
Ce dernier, praticien en Energétique Traditionnelle Chinoise (école SFERE), cabinet aux Angles (30133) enseigne le Qi Gong depuis 25 ans.